Les cinq questions-clés
Pourquoi ne peut-on pas faire l'économie d'une analyse comparative en musicologie ? Sur cette page on trouvera un descriptif des cinq domaines principaux dans lesquels l'analyse comparative peut contribuer de manière significative non seulement au sein de la musicologie mais également à d'autres disciplines telles que l'anthropologie, la cognition, les neurosciences, l'évolution et leurs sujets connexes.
1. Classification, regroupement et cartographie de la musique
Comment mesurer la similarité stylistique présentée par des musiques différentes, et comment utiliser cette information afin de regrouper ces styles musicaux pour dresser une cartographie musicale à l'échelle du monde ? Deux questions se posent d'emblée : celle des procédures de classification, et celle des procédures de regroupement.
Les procédures de classification à caractériser le degré de similarité existant entre les éléments d'un ensemble. Dans la mesure où les systèmes musicaux constituent des combinaisons complexes de caractéristiques diverses (hauteur de son, rythme, instruments, style d'exécution, etc.), toute classification musicale implique inévitablement une compréhension cognitive des sous-systèmes fondamentaux englobant la musique. Les modèles de classification vont donc varier en fonction des caractéristiques musicales qu'on examine et de la manière dont ces caractéristiques sont mesurées et quantifiées. Les diverses caractéristiques requièrent l'utilisation de métriques différentes. Par exemple, une classification réalisée sur la base de la taille des intervalles présenterait une dimension de type continu, tandis qu'une classification basée sur les types de rythmes serait vraisemblablement opérée en tenant compte de toute une série de sous-catégories.
Regroupements stylistiques et cartographie musicale. Si les procédures de classification sont à même de quantifier la similarité musicale existant entre deux chansons données, un des objectifs parmis les plus importants de la classification est, quant à lui, de créer des groupements stylistiques de répertoires entiers. On peut comparer ces groupements, ces « clusters », à des « familles musicales », analogues aux familles linguistiques dans le domaine concerné. Dans l'application la plus générale de cette approche, on peut faire correspondre ces groupements stylistiques à des groupements géographiques et/ou ethnographiques de manière à générer une carte de la situation musicale à l'échelle du monde et à élucider notamment les énigmes que représente l'étude des mouvements et interactions de populations humaines (voir point 4 plus bas). De plus, il existe à travers les cultures plusieurs degrés de diversité musicale : certaines de ces cultures présentent des répertoires relativement homogènes, tandis que d'autres présentent des répertoires très diversifiés. Ce type d'analyse peut contribuer à caractériser la diversité des répertoires musicaux tant à l'intérieur d'une même culture qu'entre cultures différentes.
2. Evolution culturelle de la musique
En matière de musique, quels mécanismes sont à l'oeuvre dans les changements ou l’immobilisme ? Comment les formes musicales naissent-elles ou s'éteignent-elles? De quelle manière un style musical en génère-t-il un autre ? Par le biais de quels processus les musiques se sont-elles diversifiées à travers le temps et l'espace pour déboucher sur la distribution géographique des styles musicaux telle qu'elle existe actuellement ? L'étude de l'évolution culturelle de la musique cherche à comprendre les rapports existant entre les diverses musiques tant au niveau « phénétique » (similarité superficielle) que « phylogénétique » (évolutionnaire). Il arrive que des caractéristiques musicales similaires apparaissent de manière indépendante dans des musiques qui ne présentent entre elles aucun rapport historique ; dans d'autres cas, des musiques en rapport très étroit présentent des caractéristiques très différentes.
Tout comme dans le cas de la classification (voir plus haut), toute analyse de l'évolution culturelle de la musique nécessite avant tout l'adhésion cognitive à une théorie des sous-systèmes qui la composent. En gardant cela à l'esprit, la question devient alors de comprendre la manière dont les systèmes musicaux subissent des modifications dans le temps et l'espace. On peut appliquer cette démarche aux diverses cultures de manière diachronique (par exemple les modifications que subit un style musical à travers les générations), mais la tâche la plus ardue consiste à caractériser les processus de modification musicale qui sont à l'oeuvre lorsque les cultures rentrent en contact, soit de manière directe soit par l’exposition dans les mass-media. Un résultat fréquent de ce contact est constitué par la création de fusions musicales (syncrétismes, hybrides, mixtures). Dans le cadre de cette analyse, une question fondamentale a trait à la symétrie de la modification musicale ; toutes les caractéristiques musicales changent-elles en parallèle (co-évolution des caractéristiques), ou certaines de ces caractéristiques musicales peuvent-elles se modifier indépendamment des autres ? Et si ce dernier cas se vérifie, quelles sont les règles qui gouvernent ce type de fusion ?
L'étude de l'évolution culturelle de la musique aborde également d'autres problèmes, comme celui de l'apparition et de l'extinction de formes musicales ou encore celui du degré de diversité musicale existant à l'intérieur d'une même culture ou entre plusieurs cultures. Par exemple, les cultures diffèrent quant à leurs genres musicaux. En matière de musique, les cultures peuvent évoluer par le biais de l'acquisition ou de la perte de certains de ces genres, notamment au travers des contacts de nature culturelle (lorsque, par exemple, un pays est conquis, il peut y avoir suppression des formes originelles et imposition des formes propres au conquérant). De plus, les genres sont différents en ce qui concerne leur stabilité et leur rythme de changement : les formes religieuses tendent à évoluer lentement, tandis que les formes populaires ont tendance à présenter des évolutions plus rapides.
3. Les universaux en musique
Quelles caractéristiques musicales retrouve-t-on de manière universelle à travers toutes les cultures, et quelles autres caractéristiques sont, au contraire, plus variables et dépendantes de la culture dans laquelle elles évoluent ? Toute approche des universeaux musicaux va dépendre fortement de la manière dont on choisit de décrire la musique, comme on l'a vu au point 1. Dès lors, l'étude de ces universeaux nécessite qu'on opère une certaine classification. Ce qui implique, d'une part et de nouveau, une compréhension cognitive des sous-systèmes musicaux et, d'autre part, un intérêt pour les « caractéristiques musicales invariantes » susceptibles de trouver leur source dans la spécificité de ces sous-systèmes qui opèrent dans le cerveau ou, in fine, dans le génome humain.
La compréhension des universeaux musicaux constitue un des objectifs-clés de la musicologie comparée dont le souci est de contribuer à la connaissance anthropologique. De nombreux types de preuves peuvent être présentés à l'appui d'arguments relatifs aux universeaux, mais l'étude des universeaux musicaux doit reposer, au départ et avant tout, sur une analyse comparative des musiques à travers les diverses cultures. Elle ne peut se baser uniquement sur la psychologie cognitive, le développement de l'enfant, les découvertes des neurosciences, des arguments relatifs à l'évolution ou encore sur des comparaisons des comportements de l'homme et de l'animal. Toutes les découvertes que ces disciplines ont permises sont susceptibles de fournir un soutien important en faveur des arguments relatifs aux universeaux musicaux, mais il n'empêche que les preuves fundamentales doivent provenir de la synthèse d'informations relatives aux musiques présentes dans un maximum de cultures et aux savoir-faire qui les soutend. En d'autres termes, les universeaux musicaux constituent le domaine de prédilection de la musicologie comparée ainsi qu'une de ses productions les plus importantes.
4. Musique et migrations humaines
Jusqu’à présent, on a eu recours avec succès à un certain nombre de caractéristiques biologiques et culturelles en tant que marqueurs des mouvements de populations humaines qui se sont succédés au cours de dizaines de milliers d'années. Certaines de ces caractéristiques sont de nature génétique (ADN mitochondrial et ADN du chromosome Y), mais des caractéristiques culturelles entrent également en jeu (par exemple, les langues), de même que des artefacts physiques. La musique possède un potentiel étonnant, mais mal exploité, pour servir de marqueur des migrations humaines ; elle constitue une caractéristique universelle des cultures humaines mais présente tout un éventail de diversités intra- et interculturelles. On peut donc recourir aux modèles géographiques de la diversité musicale afin de mieux comprendre l'histoire des mouvements de population et des interactions entre populations.
Ce dernier domaine d'intérêt est à relier à celui de l'évolution culturelle de la musique (voir point 2 plus haut) car il considère la répartition globale des styles musicaux chez l'homme depuis ses origines. L'arbre musical humain comporte-t-il une racine unique ou, au contraire, des racines multiples ? Curt Sachs parle de trois styles musicaux de base (pathogénique, mélogénique et logogénique) ; Alan Lomax distingue l’évolution de deux styles musicaux contrastants (africain et sibérien) qui, selon lui, ont constitué les deux sources majeures de la diversité musicale dans son ensemble ; la théorie défendue par Victor Grauer est, quant à elle, que le chant humain, tout comme les gènes humains, a une seule origine, qu'il situe en Afrique subsaharienne.
Assez logiquement, l'analyse migrationnelle représente une synthèse des problématiques évoquées sur cette page. En effet, elle nécessite : 1) une analyse interculturelle détaillée des diverses musiques ; 2) une classification des musiques en groupes ; 3) une carte géographique des styles musicaux ; 4) des modèles à la fois culturels et évolutionnaires de la diversification musicale et des mélanges en cas de contacts culturels ; et, idéalement, 5) des comparaisons inter-domaines entre la diversité musicale et la diversité existant dans des sphères telles que la linguistique et la génétique. C’est dans ce cas que la musicologie comparative présente les niveaux les plus élevés d’application et d’intégration.
5. Evolution biologique de la musique
Qu'est-ce que la musique, et comment a-t-elle évolué ? Deux variétés principales d'approches des origines de la musique cohabitent : il y a, d'une part, les approches structurelles (ou phylogénétiques) et, d'autre part, les approches fonctionnelles (ou darwiniennes).
Les approches structurelles (ou phylogénétiques) considèrent l'histoire de l’évolution de l'espèce humaine et la manière dont la musique est apparue, sans doute il y a des millions d'années, chez les êtres humaines modernes, au sens anatomique du terme. Bon nombre de modèles phylogénétiques traitent du rapport de l’évolution entre musique et langage : leurs évolutions sont-elles reliées, ou au contraire indépendantes ? Souvent, les approches phylogénétiques examinent les modèles que représentent les primates quant à l'évolution comportementale de l'être humain pour en tirer des idées relatives aux éléments précurseurs étant éventuellement à la base de l'évolution musicale, et parmi ceux-ci les caractéristiques sociales en rapport avec la structure du groupe et de ses interactions. Ces approches s'intéressent également aux vocalisations présentes dans le monde animal et, de manière plus spécifique, aux formes de chant, pour dégager des homologies et analogies en matière d'évolution musicale. D'autre part, elles prennent également en considération les approches génétiques de la musicalité chez l’humain.
Les approches fonctionnelles (ou darwiniennes) considèrent, quant à elles, les conséquences fonctionnelles de la musique pour les individus ou les groupes qui la pratiquent, ainsi que la manière dont la musique est susceptible d'avoir favorisé la survie de nos ancêtres. En d'autres termes, elles recherchent les propriétés adaptatives de la musique en termes de bénéfices et de coûts. En général, ces approches font intervenir les trois mécanismes darwiniens majeurs : sélection naturelle, sélection sexuelle et sélection du groupe. Certains théoriciens rejettent le caractère adaptatif biologique de la musique et défendent l'idée selon laquelle la musique constituerait un produit dérivé de l'évolution du langage, ou qu'elle ne serait qu'une création culturelle ne présentant aucune spécificité biologique.